S’il est un sujet présent dans les
faits, mais absent dans les discours publics en France (question taboue), c’est
celui de la territorialisation de l’éducation. Il est étouffé par la complicité
entre la technostructure et les organisations syndicales qui partagent la même
culture bureaucratique et surtout centralisatrice.
Pourquoi
soulever cette question ?
Dans ce billet, nous abordons cette
question d’un point de vue fonctionnel, d’aucuns
diraient pragmatique (mais qui ose encore employer ce terme ?) : en réalité, sur
le terrain, comment fonctionne le
système éducatif et pourrait-il s’améliorer ?
Dans d’autres pays, ce sujet se pose en
termes différents, surtout là où l’éducation est née territorialisée. Chez nous, les trois actes de décentralisation politique en 35 ans ne l’ont
guère fait progresser et le dernier n’aura que révélé des problèmes sans
leur apporter de solution.
Les territoires sont des lieux de coconstructions
de précieux liens horizontaux entre les acteurs et les institutions, au sein
de projets éducatifs locaux qui appellent une gouvernance ad hoc.
Communautarisme
versus territorialisation
Territorialisation n’est pas un synonyme
de communautarisme ; au contraire, ces deux mots sont en opposition.
Le communautarisme pousse à des regroupements
de femmes et d’hommes d’un côté, d’institutions de l’autre, sur des options
idéologiques, philosophiques, religieuses, ethniques, économiques,
géographiques, culturelles ou linguistiques ; il conduit à l’isolement de
groupes fermés sur eux-mêmes. Chacun d’eux estime que les échanges avec les
autres sont dépourvus d’intérêt, voire dangereux pour son identité, sauf pour
ceux qui veulent faire du prosélytisme.
Dans une vue ouverte, la
territorialisation valorise les échanges et la diversité des ressources
locales, humaines, matérielles et culturelles. Elle promeut les croisements horizontaux,
s’appuie sur les réseaux, cherche l’enrichissement mutuel pour adapter les
ressources aux besoins et permet d'en construire collectivement de nouvelles.
Les territoires et leurs contextes
s’opposent aux vues à prétention universelle. Chacun a ses légendes, ses
récits, ses épopées qui le font vivre et qu’il veut transmettre aux nouvelles
générations.
La
territorialisation de l’éducation est déjà conséquente
Chut, ne le répétez pas, c’est un sujet
tabou ! Le constat est rarement fait, mais les bases d’une
territorialisation de l’éducation sont conséquentes. Que faudrait-il accentuer,
pourquoi et comment ?
En France, la territorialisation n’est pas
pensée en tant que telle, mais seulement acceptée dans les faits. Les lois et
décrets n’ont de cesse de rechercher l’uniformité formelle par des dispositifs
conçus au niveau national et renforcés par les redoutables circulaires de la
technostructure qui tente, avec l'appui des syndicats, de de tout corseter dans le moindre détail.
Pourtant la réalité locale concerne
les activités sportives (liées aux clubs) ou culturelles (dans et hors l’école,
ancrées au tissu local), la découverte de la faune et de la flore, l’environnement
de proximité, l’étude du climat et de ses déterminants, l’écologie, la carte
des langues (vivantes, anciennes, régionales, d’origine des familles), les
littératures régionales, la géographie (humaine et physique), le patrimoine
culturel local, l’histoire régionale (si peu enseignée !), les mythes et
les légendes, la laïcité (les rapports entre le commun et les particularismes),
l’emploi, les bassins de formation, les activités touristiques, la mixité
sociale, l’éducation prioritaire, les usages du numériques (ultra territorialisés !),
les innovations pédagogiques, les échanges avec des élèves d’autres pays, les
relations avec l’enseignement agricole et l’enseignement privé,
l’apprentissage, les rythmes et les transports scolaires, la lutte contre le décrochage et l’illettrisme, les particularités des DOM-TOM, les internats…
Alors,
pourquoi aller plus loin ?
En France, la politique d’éducation est
qualifiée de quasi-régalienne. Elle relève des pouvoirs publics à leur plus
haut niveau : Parlement et gouvernement. En revanche, sa mise en œuvre
effective se fait sur le terrain, au niveau de la classe, de l’école, de
l’établissement, des circonscriptions et des bassins de formation, en liens
avec les collectivités locales ; mais, spécificité française, d’une façon
coupée de la société civile et souvent des parents d'élèves.
Si le tissu associatif est une variable
essentielle, sur chaque territoire sa richesse ne se décrète pas, aucune circulaire ne peut la créer. Chaque
lieu doit « faire avec » l’existant pour, dans un second temps,
contribuer à son développement. L’École s’appuie sur son environnement, comme ce
dernier s’enrichit de l’École en retour.
Les territoires ne se ressemblent
pas ; leur variété s’avère considérable et ce paysage bigarré le sera plus
encore. Pourquoi faudrait-il priver les élèves et leurs enseignants de ces
richesses ? Au nom de quoi ?
L’uniformité formelle conduit à un triste
appauvrissement visant à ramener au plus petit dénominateur commun, alors que dans
le respect de la politique nationale, les écoles peuvent valoriser les particularités
de leur environnement et s’adapter à ses enjeux, posés ici en termes de
citoyenneté, là de marché de l’emploi, là encore d’accès à la culture au sens le plus large.
À travers des activités différentes liées
aux situations locales, on peut viser les objectifs nationaux et chercher à développer
les mêmes compétences pour chacun, comme savoir peindre ou jouer d’un
instrument de musique, savoir reconnaître une pierre, un champignon, un
insecte, ou encore pratiquer un sport.
Les besoins locaux nécessitent de
construire des solutions aux problèmes rencontrés, avec l’aide des collectivités
territoriales et de la société civile, même si certains abhorrent cette idée !
Une
nécessaire régulation territoriale.
Face aux problèmes contemporains, la
classe, l’école, l’établissement sont à une échelle singulière trop réduite
pour disposer d’éléments d’analyse systémique de leur situation et de leurs
ressources culturelles, intellectuelles, scientifiques pour agir.
La Région devient l’échelon pertinent pour
assurer la régulation territoriale des
projets locaux. Lui revient la lutte contre la fragilité de certains
territoires, comme les déserts médicaux, numériques ou éducatifs, notamment
dans les zones hyper-rurales et les quartiers sensibles des métropoles. À
chaque région sa stratégie et sa plateforme régionale, comme il commence à en
exister.
La régulation territoriale est un long fleuve,
assurément pas tranquille, qui doit traverser des rapides dangereux, sans écluse.
Le
rapport aux programmes nationaux
Malgré le socle commun, le système
éducatif français est pour le second degré culturellement ancré sur des
approches nationales strictement disciplinaires.
Les lobbies
sont puissants, organisés au niveau central où ils traitent directement avec
les médias et les pouvoirs publics. Face aux tensions, les gouvernements cherchent
l’apaisement : ils s’en tiennent au statu
quo et nient l’importance du travail pédagogique du terrain. Se liguent les
Académies des sciences et des lettres, le Collège de France, les ENS et
Polytechnique, les sociétés savantes, les éditeurs de manuels, de revues et de sites, etc.
Leur influence tient à leur facilité d’accès aux médias qui se targuent
d’intellectualisme et popularisent leurs idées, reprises sans recul par des
partis politiques et des syndicats prônant un conservatisme de bon aloi.
Pourtant, plus de territorialisation de
l’éducation ne se fera pas au détriment de nos chères disciplines. Toutes seront
valorisées et enrichies.
Sans doute faudra-t-il fixer une limite au
temps consacré par les élèves aux questions inspirées par leur territoire. Par
exemple 40% des contenus abordés pourraient être construits collectivement par
les professeurs eux-mêmes (formés à l'université, à Bac+5 !), à partir de ce qui relève de leur environnement
local.
Territorialisation
et structures
Inévitablement viendra une autre obsession
française : celle des structures et des statuts ! Oh ! bureaucratie ! Quand tu nous tiens !!
Faut-il en créer des spécifiques, avec tout ce que cela veut dire : place dans la pyramide hiérarchique, moyens financiers et humains, gouvernance, etc. Évitons cela !
Faut-il en créer des spécifiques, avec tout ce que cela veut dire : place dans la pyramide hiérarchique, moyens financiers et humains, gouvernance, etc. Évitons cela !
La territorialisation de l’éducation a
besoin d‘espaces de liberté pour des coconstructions avec les réseaux locaux, en s’appuyant sur les
établissements scolaires, à condition que ces derniers gagnent en autonomie
(sujet de notre précédent billet) et l’assument (c’est le plus
difficile !).
Cette idée heurte les amoureux des
bureaucraties, encore nombreux à l’Éducation nationale. Les normes sont
produites par une administration naïve (ou qui feint de l’être), aux yeux de
qui rien d’utile ne serait possible sans ses textes. Elle estime que tout sera
fait lorsque sa circulaire sera publiée : c’est un objectif en soi ! Je
propose[2]
de la réduire à 20% de sa taille actuelle. Elle deviendrait comparable à un
gros rectorat et cela suffirait largement ! Mais quid alors des juteuses primes d’administration
centrales ?
À
l’écoute des territoires
Ces évolutions nécessitent des expertises,
encore trop rares, en ingénierie des
territoires. Elles appellent à des recherches pluridisciplinaires et de
nouveaux masters.
Se posera aussi la question des
régulations et de la gouvernance locale pour croiser pédagogie, géographie,
sociologie, économie, sciences politiques et sciences de gestion. Cela conduira
à imaginer des formes de pilotage qui pourront être, dans un second temps, les
objets d’études de cas, de comparaisons et de recherches venant alimenter les
masters.
Les territoires doivent « oser l’expérimentation »
assortie de retours d’expérience, si
rares et pourtant si profitables ! C’est
ainsi qu’ils peuvent devenir apprenants.
Soyons à leur écoute. Ils sont notre principale richesse patrimoniale et humaine. La territorialisation est avant tout l’œuvre de femmes et
d’hommes. Elle pousse à une approche des relations humaines où la proximité
joue un rôle facilitateur. Le fonctionnement en réseaux, les outils de diagnostics
territoriaux et le développement professionnel prendront alors tout leur sens, mais
la route sera longue.
Le niveau national devra jouer son rôle,
tout son rôle, mais rien que son rôle. Le principal obstacle est dans la nécessaire
subsidiarité qui pénètre très lentement nos administrations où elle est contre-culturelle.
Là réside la vraie rupture que redoutent
les bureaucrates : le pouvoir du
terrain !
[2] Bouvier A. (2017) : Pour un management pédagogique de proximité
- Connaître – Comprendre – Évaluer – Agir, Collection Les indispensables,
Paris Berger-Levrault.
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