Ce billet. diffère des précédents. Il porte
sur un sujet d’actualité sur lequel il se dit n’importe quoi, mais avec force ! Pour
être précis, il demande donc de citer quelques chiffres. Nous espérons ne pas en
abuser.
En France, la façon d’organiser la sélection des
élèves nous distingue des autres pays, après tout pourquoi pas ? Il se répète que l’on ne sélectionne pas ou peu. Pourtant, dès la classe de troisième, on
le fait massivement, depuis des années, avec l’accord tacite des familles et
d’une grande partie du corps enseignant. Au niveau du Bac, plus de 45% des
élèves sont sélectionnés bien avant
l’examen, sur la base de leurs résultats scolaires de première et du début de terminale,
donc à partir des contrôles continus et du seul avis de leurs enseignants. Cette situation ne semble choquer
personne !
Depuis quelques mois des polémiques se
sont focalisées autour de la plateforme dite APB (pour Admission Post-Bac), censée faciliter grâce à un algorithme, l’orientation puis l’affectation du
nombre colossal des futurs étudiants en fonction de leurs vœux et de leurs
résultats avant le bac. Cet algorithme fut soudainement jugé par d’aucuns peu transparent. Ils dénonçaient la plateforme soi-disant non conforme à nos valeurs républicaines.
Il suffit de lire l’article L 612-3 du
code de l’éducation, particulièrement alambiqué, pour saisir que l’hypocrisie
est d'abord dans la loi. Une autre procédure, à partir de 2018, passera par une
nouvelle loi. Cette dernière sera-t-elle plus explicite ?
La
réussite au baccalauréat
Qui n’a pas entendu dire dans les médias :
« aujourd’hui, tout le monde a le bac ! » ? En fait, il est
vrai que 90,7% des candidats au bac S le réussissent et qu’eux seuls
intéressent une certaine intelligentzia.
Pourtant, on ne peut pas construire les analyses sur l’orientation dans
l’enseignement supérieur à partir de cette unique donnée.
D’abord, qu’en est-il vraiment de la
réussite au bac ? Reprenant l'idée de Jean-Pierre Chevènement émise en
1985, la loi Jospin de 1989 avait donné au système éducatif l’objectif ambitieux
de conduire au baccalauréat 80% des élèves dès 2 000. Incroyable mais
vrai : en 2017, presque 20 ans après la date butoir inscrite dans la loi, cet objectif n’est pas encore atteint :
nous en sommes à 78,8%, chiffre ignoré des médias mais que nous retrouverons dans ce billet.
Sur la question de l’admission dans
l’enseignement supérieur se manifeste une double hypocrisie : l’une sur les
données réelles, différentes de celles citées dans certains journaux, sur le Web, au café du
commerce ou même dans les salles des professeurs ; l’autre sur la façon
« discrète » dont s’effectuent les « tris » successifs à partir de la classe de 3ème. L’essentiel est que tout se passe au mieux pour les lycéens de la filière S, ainsi
que pour de très bons élèves de terminale L voire de filières technologiques, et
c’est le cas.
L’hypocrisie
sur des chiffres ignorés du grand public
Quelques données simples peuvent éclairer la
situation.
Une classe d’âge, c’est-à-dire le nombre
d’élèves nés une même année et susceptibles de passer le bac ensemble, si tout
allait bien pour eux, est aujourd’hui d’environ 810 000 enfants.
Chaque année, un peu plus de 100 000 d’entre
eux, les « décrocheurs » (catégorie fourre-tout, qui représente 13%
d’une classe d’âge[1]), disparaissent
dans la nature bien avant l’examen, parfois à 16 ans en classe de troisième.
Ainsi, en 2017, seulement 700 000 élèves
environ ont présenté un bac et 633 000 l’ont obtenu : soit 78,8% de la
classe d’âge.
Il est donc clair que tout le monde n’a
pas le bac !
Le
mythe du bac S écrase toute appréciation lucide
A
fortiori,
tout le monde n’a pas le mythique bac S. En 2017, en fait, 327 000 élèves ont réussi un
baccalauréat général (effectifs stables ces dernières années), 126 000 un
baccalauréat technologique (en légère baisse régulière) et 180 000 un baccalauréat
professionnel. Les effectifs de ce dernier, en très forte hausse, ont doublé en moins de 10 ans. Les
lauréats d’un baccalauréat d’enseignement général représentent seulement un peu plus de
la moitié des bacheliers, (proportion qui va en diminuant), et le bac S (170 000
élèves), un gros quart des lauréats.
Alors que l’on appelle à « l’égale
dignité » pour tous les bacs, quels sont les problèmes qui se cachent
derrière cette formule creuse, en fait bien hypocrite ?
APB,
simple révélateur de l’hypocrisie ambiante.
En 2017, comme les années précédentes, pour
faciliter l’orientation des bacheliers dans l’enseignement supérieur et compte
tenu des 860 000 élèves concernés (plus que la classe
d’âge car certains sont des lauréats d’un baccalauréat des années antérieures),
il a été, à nouveau, fait appel à la plateforme APB déjà utilisée.
Elle avait été imaginée en 2005, puis testée
pendant trois ans, avant d’être adoptée en 2009. Elle donnait satisfaction depuis
plusieurs années, comme le confirme un rapport des inspections générales en
2012.
Sur la base des nombreux vœux hiérarchisés
formulés par les élèves, cet algorithme faisait des propositions à chacun, par
étapes, avant leur affectation finale décidée par qui de droit, selon les
modalités fixées par la Loi, dans la limite des places disponibles. Bien
sûr, c’est là que réside le problème principal.
Curieusement, en 2017, cette procédure provoqua
de vives critiques, sous le prétexte que, dans l’ultime étape, les places encore
vacantes, dans les quelques filières très demandées (nous verrons lesquelles), furent
attribuées par un tirage au sort entre les candidats encore sans solution à ce stade.
APB
fut une réussite
Au risque peut-être de choquer, je
n’hésite pas à dire que cette procédure fut une réussite, même en 2017 !
Certes, l’an dernier, 3 720 élèves
n’avaient pas encore d’affection en septembre et les rectorats ont dû alors examiner
leur situation au cas par cas, et ils le firent. Mais observons que 860 000
élèves avaient la leur, soit 99,6% d’entre eux. Cela ne fut relevé par
personne ! Comme les trains à l’heure, une telle réussite n’avait pas d’intérêt
pour ceux qui cherchent seulement à dénigrer l'institution ou qui se limitent à des analyses
idéologiques éloignées des faits qu’ils décident d’ignorer.
Notons que les vierges effarouchées le
furent, dirent-elles, par cet usage du tirage au sort, pratique plus conforme à
la culture d’autres pays. En France, nous lui préférons le mérite et le tri sur
dossier. Pourtant cette modalité décriée ne servit qu’à régler les tous
derniers cas… mais … admettons.
Pour s’enfoncer plus encore dans
l’hypocrisie, on s’est gardé de relever que 135 000 places étaient encore
disponibles sur le territoire national, dont 110 000 dans des universités
publiques, et 10 000 en BTS. Certes, ni dans la filière, ni dans l’établissement
souhaité, mais tous ceux qui le voulaient pouvaient avoir accès à
l’enseignement supérieur. Quel gâchis ! Il fut renforcé par ce que
certains qualifient « d’hyper-scénarisation » des ratés d’APB. Ce
terme n’a rien d’excessif. Elle profitait à qui ? Nous le verrons.
Certes, pour les élèves, comme il se dit, nous
espérons tous « zéro défaut » dans la procédure. Là, avec 99,6% de cas
résolus, c’était presque atteint. Rien ne dit que Parcoursup, la nouvelle plateforme qui succède à APB depuis janvier
2018, puisse faire mieux. Et comme cela se passe souvent en France, aussitôt
APB abandonnée, d’aucuns la regrettent et d'autres tentent de discréditer Parcoursup.
Cela met en lumière un autre sujet
tabou : l’énorme différence entre l’offre et la demande de formation, qui
n’est l’objet d’aucune réelle régulation. Il y aurait beaucoup à raconter sur
ce qui se passe au sein des universités pour décider de l’ouverture ou de la
fermeture (très rare !) d’une filière, autour d’arguments qui ont peu à voir
(euphémisme !) avec l’intérêt des étudiants.
L’hypocrite
maltraitance des bacs pro
Regardons qui étaient ces 3 720
lycéens finalement non satisfaits. On note que 2 500 avaient un baccalauréat
professionnel, 1140 un baccalauréat technologique et… 80 un baccalauréat
général. Bien sûr, très peu venaient de terminale S et, a fortiori, aucun n’était titulaire d’une mention ! L’égale
dignité des baccalauréats n’est donc qu’un slogan vide de sens. Précisons ce
qui se passe en réalité.
Le bac pro, en rapide expansion depuis
plusieurs années, a déstabilisé un édifice reposant sur une hypocrisie
générale. En fait, il est un marqueur social mal traité.
Sous la pression des formateurs, les
places qui sont en principe destinées aux bacheliers professionnels en BTS sont,
à 40%, vampirisées par les titulaires d’un bac techno, alors que des places
prévues pour ces derniers en DUT sont prises par des élèves venant de terminale S, non
admis dans une classe préparatoire aux grandes écoles.
Si 80% des lycéens professionnels
choisissent une section de technicien supérieur, choix tout à fait naturel,
seulement 28% y sont admis. Cherchez l’erreur ! Alors ? Où doivent-ils
aller s’ils veulent poursuivre des études supérieures ? Comme ils ne vont
pas tenter d’entrer dans une classe préparatoire aux grandes écoles où ils
n’ont aucune chance d’être admis, ils sont ainsi, mécaniquement, poussés soit à
se tourner vers l’université dont ils ignorent tout, soit, pour 25% d’entre eux,
à arrêter là leurs études, conformément d’ailleurs à l’une des finalités du
baccalauréat professionnel fixée par la représentation nationale, ce qui donc
n’a rien de choquant.
L’hypocrisie se poursuit : les
titulaires d’un bac pro ne représentent que 5% des inscrits à l’université,
mais en général, faute d’un accueil ad
hoc, ils vont dans le mur. Résultat : seulement 6% de ce très petit nombre
obtiennent une licence en 3 ou 4 ans. Vous dites encore égale dignité ?
Plutôt que de chercher un remède à cela, qui
dérangerait les habitudes bien ancrées des universitaires et autres formateurs,
il vaut mieux, très hypocritement, détourner le problème et s’en prendre à un
objet qui ne méritait pas une telle publicité : la plateforme APB. Le bouc
émissaire tout trouvé détournait l'attention de l’essentiel et les attaques idéologiques
pouvaient œuvrer, comme d’aucuns aiment le faire. Pourtant, l’hypocrisie ne
s’arrête pas là !
Dans
un silence général, le bruit hypocrite des « filières en tension »
Très tôt, des mois avant les résultats du
baccalauréat, par des procédures bien rodées, sont sélectionnés les élèves qui
choisissent les sections de technicien supérieur (106 300), une classe
préparatoire aux grandes écoles (42 200), un IUT (50 300), les préparations
aux métiers de la santé et de la médecine (40 000, alors qu’une très forte
sélection se fait l’année après : 85% seront éliminés), des grands établissements et des écoles
recrutant au niveau du bac comme les INSA (14 000), etc. Ces sélections pour
la moitié des élèves sont socialement acceptées et faites sur les seules notes du contrôle continu,
sans que, curieusement, nul n’y trouve à redire.
Reste un nombre équivalent d’élèves qui font
un choix, souvent par défaut, et veulent s’inscrire à l’université, y compris
pour les métiers qui relèvent du secteur médical. Certes, la loi leur garantit
l’accès à l’université, mais elle ne dit pas qu’ils peuvent sans condition accéder
à la filière et l'établissement de leur choix. Bien sûr, nul ne le fait observer, même si chacun
le sait. L’hypocrisie est donc totale !
L’attrait des grands secteurs universitaires
est variable. Dans certaines filières très demandées (allez savoir pourquoi ?),
les candidats sont astucieusement utilisés comme un moyen de pression, redoutable et cynique, par les équipes d’enseignants-chercheurs pour tenter d’obtenir de
leur université de nouveaux postes, de nouvelles options, de nouvelles possibilités.
Se distinguent un petit nombre des filières dites « sous-tension »
(c’est l’expression convenue), comme le droit, et certaines classiquement
« remuantes » : la psychologie, la sociologie et les STAPS…
C’est ainsi que ces dernières viennent d’obtenir 3200 places de plus, la
création de 90 postes d’enseignants et de 10 administratifs. Bien joué
diraient certains !
Ce
que Parcoursup demande aux formateurs
Enfin, pour bien fonctionner, la nouvelle
procédure Parcoursup imaginée pour
2018 suppose que chaque filière universitaire fasse un travail d’explicitation
de ses « attendus » et, pour les élèves ne semblant pas les posséder,
formule une réponse en termes de « oui si » en leur proposant une
entrée individualisée avec un parcours différencié. Donc rien de plus naturel. Or
beaucoup d’universitaires non seulement renâclent à formuler leurs attendus
(question taboue !), mais envisagent de systématiquement répondre « Oui »,
sans utiliser la possibilité du « Oui si ». Il est vrai que cela
représente un travail supplémentaire, plus pédagogique et plus explicite
que ce qui se pratiquait jusque-là !
Les mêmes remarques valent pour
l’enseignement scolaire, où malgré l’aide d’un second professeur principal, les
enseignants de terminale ont à exprimer leur avis (pour une fois qu’on le leur
demande vraiment !) sur les dix vœux formulés par chacun de leurs élèves. Certes, c'est
un travail nouveau, mais n’est-il pas légitime puisque ce sont eux qui connaissent
le mieux leurs élèves ? Et ne le font-ils pas déjà, discrètement, pour les filières sélectives,
c’est-à-dire pour la moitié des effectifs ? Leur rôle est ainsi reconnu et
valorisé. Que cachent alors leurs réticences à le faire ?
Sur ce registre, je gage que dans les
semaines qui viennent nous serons abreuvés de discours plus hypocrites les uns
que les autres. Mais, peut-être, assistons-nous bien tardivement à la fin douloureuse et progressive d’un vieux
tabou.
[1] Notons que, en 1978, les
décrocheurs étaient 40% et les élèves admis au Bac ne représentaient alors (on
l’a oublié !) que 25% de la classe d’âge.