Et pour cause : personne ne le
connaît, pas même les premiers intéressés. La corporation, habilement, maintient
cette question taboue sous le tapis.
Une intrigante interrogation est à
l’origine de ce billet : après l’estime qui fut portée au système éducatif
par les français jusqu’aux années 1960, pourquoi, aujourd’hui, est-il l’objet
d’un désamour croissant ?
Questions subsidiaires : pourquoi le
milieu enseignant (un million de personnes) est-il le seul à être content de
lui et continue-t-il à vouloir ignorer ce que pensent plusieurs dizaines de
millions de nos concitoyens ? Pourquoi, en France aujourd'hui, existe-t-il un tel gouffre entre
enseignants et société civile ?
Le
bien-aimé secteur de la santé
Des rapprochements et des comparaisons entre
le secteur de la santé et celui de l’éducation sont souvent faits. Il s’agit de
deux domaines quasi-régaliens, assurés par deux services publics, combinant des
opérateurs publics et privés.
Les attentes des Français envers ces deux
secteurs de l’action publique sont considérables. On peut les mesurer lorsqu’il
y a la menace de fermeture d’une maternité ou d’une école. Tous les citoyens en bénéficient, tôt ou
tard, parfois de façon régulière, pour eux-mêmes et pour leurs proches.
On sait le fort ancrage de la médecine
française à la recherche de pointe, mondialement reconnue pour sa qualité et
ses formidables progrès. De leur côté, les médecins de famille se font un point d’honneur de
se tenir au courant des résultats. Ils sont poussés à cela par leurs patients qui
avant de venir les rencontrer sont allés sur Internet et arrivent dans leur
cabinet en ayant formulé leur diagnostic et choisi un traitement. Ils attentent
du médecin (formé à Bac+8 !) qu’il leur fasse l’ordonnance qu’ils leur
dictent presque. C’est la médecine inversée !
En revanche, les enseignants ne supportent
aucune remarque des élus locaux (qui sont 500 000) ou des parents d’élèves
(près de 20 millions et qui ont de nouveaux droits) sur ce qui se passe en
classe, sur la méthode qu’ils emploient pour l’apprentissage de la lecture ou
de la multiplication, ou d’une langue étrangère, ou sur les œuvres littéraires
qu’ils demandent aux élèves de lire ou sur le choix du manuel d’histoire, le
nombre et la nature des devoirs à la maison, les contrôles… et qui s’informent
aussi de ce qui se passe dans d’autres pays, ce qui irrite les enseignants
français.
De plus, une partie du grand public,
aujourd’hui éduqué, est parfois plus au fait par les médias et Internet des
résultats des systèmes éducatifs, de la recherche de pointe et des évolutions de
la technologie, qu’une fraction non négligeable du corps enseignant. L’ancienne
asymétrie sur l’information s’est atténuée, voire inversée.
Dans le secteur de la santé, le travail des
professionnels est connu du grand public car il est visible, ne serait-ce qu’aux
urgences ou dans les Ehpad. Les usagers-citoyens-contribuables sont
compatissants envers les acteurs sur leurs difficiles conditions de travail
qu’ils constatent. Ils savent les incroyables horaires assurés 365 jours par an et dans quelles
difficiles conditions ils se font. Ils sont critiques envers l’organisation du
système, mais en phase avec les personnels de santé.
Or, curieusement, personne ou presque, ne plaint les enseignants… sauf les enseignants. Faut-il s’en étonner ? Eux ne le font pas, ils se contentent de le regretter en attendant des lendemains qui chantent mais qui ne viendront pas, sauf si eux, collectivement, s’emparent de cette situation et, pour l'instant, je ne vois aucun signe annonçant cela.
Or, curieusement, personne ou presque, ne plaint les enseignants… sauf les enseignants. Faut-il s’en étonner ? Eux ne le font pas, ils se contentent de le regretter en attendant des lendemains qui chantent mais qui ne viendront pas, sauf si eux, collectivement, s’emparent de cette situation et, pour l'instant, je ne vois aucun signe annonçant cela.
Des
paradoxes
Dans le milieu pédagogique, on rencontre
des professionnels remarquables, dont l’altruisme est considérable. Ils sont
toujours prêts à accepter d’apporter de l’aide à des élèves, des parents, des collègues,
des associations… à ceux qui en ont besoin, mais à condition que cela se fasse
dans la discrétion car leurs collègues détestent ceux qui se singularisent et ils
le leur font bien sentir. Il faut gommer tout ce qui dépasse et niveler l’action
collective par le bas pour ne défendre que les fameux « avantages acquis »
des textes syndicaux, en clair le statu
quo. La salle des professeurs est un lieu impitoyable envers ceux qui
s’engagent au quotidien !
Nous connaissons tous des enseignants dynamiques
et de petites équipes novatrices qui mériteraient d’être mieux distingués. Hélas,
nous disait Audiard, s’il existe des poissons volants, ils ne sont pas
représentatifs de l’espèce. Et c’est bien le problème.
Paradoxalement, en face des attitudes
individuelles généreuses et ouvertes, qui apportent beaucoup aux élèves et à
leurs parents, le milieu pédagogique français est corporatiste, fermé sur
lui-même, seulement préoccupé de questions statuaires ; il partage la
culture de la SNCF ! Il témoigne d’une impressionnante attitude autarcique
qui nuit considérablement à son image et il affiche même qu’il s’en moque. Ne
parlez surtout pas de la société civile à des enseignants !
L’attitude individuelle des personnes les
plus dynamiques se distingue donc de celle de la corporation qui est
difficilement supportable par les citoyens-contribuables.
Où
sont passés les Hussards noirs de la République ?
Le milieu pédagogique connait l’estime
portée jadis aux Hussards noirs de la République chers à Péguy qui ne faisait
que refléter la pensée de l’époque. Aujourd’hui, les enseignants souffrent d'être considérés comme exerçant un métier intellectuel, à la suite de longues
études universitaires, mais banalisé parmi beaucoup d’autres. Certes, ils assurent
un travail de plus en plus difficile, nul ne le conteste, mais il en va ainsi
de la majorité des métiers. Cela modifie leurs relations aux parents d’élèves, de
plus en plus instruits, diplômés… voire plus qu’eux. Malgré leur
expertise supposée, comme pour les métiers de la santé, la parole des
enseignants n’est plus la seule légitime et ce passé s’éloigne définitivement.
La hiérarchie d’image entre celui qui sait,
face à une population considérablement moins instruite a progressivement disparu et, dans leur for intérieur, les enseignants en souffrent beaucoup. Mais, curieusement,
ils ne font collectivement rien pour remédier à cet état de fait. Comme si la
solution pouvait venir, un jour, de miraculeuses mesures bureaucratiques !
Comme s’ils n’étaient pas des professionnels formés à Bac+5, capables
d’expliquer, comme ils aiment le faire, les enjeux de leur profession. Mais
est-ce ainsi que les parents d’élèves, les élus locaux et la société civile veulent
échanger ? La base de la communication, c’est de partir de l’autre, pas de
soi ; les enseignants devraient le savoir.
Si le milieu de la recherche médicale sait
populariser et valoriser ses réussites, expliquer sur quoi il travaille au
niveau mondial, les enseignants français se réfèrent rarement aux recherches
internationales qu’ils connaissent mal. Ils se risquent parfois à faire
connaître de micro innovations, à travers des colloques, des sites ou des
revues pédagogiques comme les Cahiers
pédagogiques, mais hélas souvent dans un style jargonnant, illisible,
déroutant. On se croirait plus dans une comédie de Molière que dans l’exposé de
problèmes professionnels. Cela fait l’amusement des médias, ironiques à bon
compte, et contribue à amoindrir l’image du milieu pédagogique dont le professionnalisme n’est pas perceptible du grand public.
Les spécialistes en communication nous enseignent que « le sens d’un message est dans la
réponse qu’il obtient ». Alors, qu’en est-il pour les enseignants
français ? Que leur dit la réponse qu’ils reçoivent de la société ? Quel
est le message qu’ils lui adressent et qui leur vaut, en retour, ce désamour
croissant ?
Les
absences des enseignants
En premier lieu, les parents et
grands-parents d’élèves, et par écho toute la société, sont plus sensibles aux
absences des enseignants qui leur paraissent considérables, qu’à leur présence
dans leur classe pour effectuer leur travail car il leur semble aller de soi puisque
l’État les paye pour cela.
Les vacances sont d’abondance citées, par leur
nombre et leur longueur. Certes, depuis la loi sur les 35 heures et avec les
RTT, l’écart avec les autres services publics s’est réduit, en sachant que tous
les fonctionnaires, en principe, assurent 1607 heures de travail par
an. Nous verrons ce qu’il en est pour les enseignants.
Avec beaucoup d’hypocrisie, le
« hors-vacances » des enseignants est formellement défini par 36
semaines de cours devant élèves, comme si toutes les semaines se valaient,
comme s’il n’y avait pas des ponts et des viaducs (nos collègues étrangers sont
abasourdis par la difficulté d’échanger avec nous à partir du printemps), et
d’autres activités assurées par les enseignants, venant souvent diminuer le
temps des cours : la période de préparation des sujets d’examens, les
examens eux-mêmes (ce qui jadis a fait parler un ministre du besoin de
« sauver le mois de juin »… ce fut un total insuccès), la préparation
des fêtes de Noël et celles de fin d’année, les semaines de visites dans un
pays étranger, des formations, des réunions programmées par l’institution… En
fait, (question taboue), combien de semaines, pleines et entières reste-t-il
pour les élèves ? Combien de jours effectifs ? Combien d’heures sur
l’année ?
Il y a encore plus lourd de conséquences
symboliques. Dans le hall d’entrée du collège ou du lycée, chaque jour, on peut
voir un panneau sur lequel est portée la liste des cours annulés pour cause
d’absence annoncée de professeurs. Quelle image affligeante cela donne aux
parents d’élèves qui constatent ce micro-absentéisme de masse ! Chacun en
connaît les conséquences : sauf exception, il ne donne lieu à aucun remplacement,
ni ultérieurement par le professeur absent ce jour-là, ni surtout par un autre
enseignant. La profession est vent debout lorsque l’on envisage de remplacer un
cours d’anglais par un cours de SVT. N’évoquez surtout pas l’intérêt des élèves,
il est laminé par de tristes questions corporatistes. Parfois, des chefs
d’établissement tentent de faire des miracles en sollicitant des volontaires
mais ils prendront le risque d’affronter le désaveu collectif de leurs collègues.
Le décompte de ces absences est-il
réellement établi ? J’en doute. Des parents d’élèves s’organisent pour le
faire, en attendant que, sous peu, des avocats s’emparent du sujet. Légitimement,
puisqu’ils sont contribuables, ils se demandent quelles conséquences ont ces
absences sur les payes à la fin du mois ? Ne sommes-nous pas dans la
fonction publique d’État ?
Le
but réel du carcan bureaucratique de l’emploi du temps hebdomadaire
Dans les organisations privées, l’argent
est l’enjeu principal. Dans les fonctions publiques, comme nous l'enseignent les sciences de gestion, ce qui en tient lieu,
c’est le temps. Il est à la source des conflits internes. C’est un enjeu
considérable.
Il fut une époque déjà ancienne, où le
temps de travail s’appréciait dans la majorité des secteurs de la société de
façon hebdomadaire. Les vacances n’existaient pratiquement pour aucun salarié. Longtemps
après, curieusement, cette pratique de décompte hebdomadaire est encore
inscrite dans le marbre des statuts des enseignants français, malgré la loi sur
les 35 heures. Rien de tel dans les universités et nul ne s’en plaint. Alors,
pourquoi la corporation tient-elle à maintenir un tel carcan bureaucratique
d’un autre âge ? Quel en est l’enjeu ?
A priori, cela semble simple et naturel. Un décompte du temps
annuel de travail des enseignants permettrait de dire ce qu’il en est
réellement, de faire des comparaisons avec les autres professions et avec les enseignants
d’autres pays. Surtout pas ! dit le milieu, tétanisé par cette idée.
Avec une telle réaction, quelle image donne-t-il
de lui ? N’est-il pas possible d’afficher, sans crainte du jugement négatif des
autres métiers, le temps réel de travail des enseignants français ?
L’exemple de l’université montre que
l’annualisation des services donne de la flexibilité pour l’organisation des
cours et des autres activités. Ainsi, chaque enseignant peut planifier son
année, sa participation à un congrès ou un séminaire ou faire un rapide déplacement dans une
autre université. Grâce à cela, combien de fois ai-je pu répondre favorablement
à des invitations d’universités étrangères en assurant dans la mienne la
totalité de mon service annuel ?
Cela permet aussi à ceux qui veulent
travailler plus pour des raisons qui les regardent, notamment pour arrondir
leurs fins de mois, de pouvoir le faire sans être mis au banc des accusés par
leurs collègues.
Chut !
Il ne faut pas le dire !!
Quel
est donc le secret de polichinelle qui repousse l’idée d’annualisation des
services dans l’enseignement scolaire et tente de conserver le carcan
hebdomadaire ?
Lors
de la création des IUFM en 1991, l’essentiel de leurs formateurs venaient des
institutions de formation existant alors et étaient des personnels du premier et
du second degré, avec des services définis de façon hebdomadaire. En devenant formateurs à l’IUFM,
ils devinrent rattachés à l’enseignement supérieur et leurs services furent
annualisés ; cela se fit presque partout sans grande douleur.
Le
principal résultat de ce simple changement de modalité administrative fut de
permettre d’accueillir aisément 10% d’étudiants supplémentaires ! La
rentrée a pu se faire sans heurt, mais chut, il ne faut surtout pas le dire !
Une annualisation des services dans l’enseignement scolaire provoquerait le
même effet, probablement encore plus conséquent. L’enjeu est donc clair et chacun
comprend pourquoi il y a une telle résistance de la corporation à
l’annualisation des services. Bien sûr, dit-elle, seul compte l’intérêt des
élèves. Ah ! Que la langue de bois est belle !
Cela soulève une
autre question taboue
Personne n’oserait prétendre que les services annuels estimés
par la simple multiplication par 36 des 18 heures hebdomadaires d’enseignement
assurées par les certifiés, soit 648 heures, ou des 36 fois 15 heures pour les
agrégés (540 heures) représentent la totalité du travail annuel des
enseignants. On est incroyablement loin des 1607 heures citées plus haut pour
tous les fonctionnaires. L'écart est abyssal ! Donc toutes les autres activités des enseignants sont payées ; mais
le sont-elles à juste titre et à la bonne hauteur ? Voyons ce qu’il en est.
Les représentants des enseignants évoquent diverses
tâches assurées ce qui invite à regarder la partie visible (les
cours), celle moins visible mais dans l'établissement, et celle invisible car faite en d'autres lieux, de leur emploi du temps. Autres
que l’enseignement face à une classe, on peut donc distinguer deux catégories d'activités presque aussi difficiles à quantifier l’une que l’autre, mais pas pour
les mêmes raisons.
Dans
leur établissement et en principe sous la supervision de leur chef
d’établissement (selon les règles de la fonction publique), les enseignants
sont amenés à participer à diverses activités, depuis le conseil
d’administration au conseil pédagogique en passant par les conseils de classes,
à rencontrer les parents d’élèves, à bâtir des projets divers, à accueillir et
accompagner des stagiaires de l’Espé, participer à des concertations (mais si,
mais si ! Parfois), accompagner des élèves en difficulté, etc. Ils ne font
pas tous le même métier, loin de là. Si certains, en petit nombre, s’engagent
sur presque tout, d’autres pratiquent l’art d’éviter les gouttes, au vu et au
su de tout le monde : le milieu préfère être leur complice que régulé par le
chef d’établissement qu’il ne veut surtout pas appuyer.
On se croirait encore dans les
luttes ouvrières de la fin du XIXe siècle ! Avant la chute du mur de Berlin. Qui entretien cet état d'esprit ? Dans quel but ?
L’annualisation
ne fera pas faire des gains au système par l’augmentation de la charge de tous les acteurs,
au contraire. Ceux très actifs qui sont déjà au-dessus de la ligne de
flottaison seront enfin reconnus et pourront en tirer des avantages financiers.
La crainte vient des autres, très en-dessous de la ligne, et qui ne rêvent que
d’y rester. Lesquels sont majoritaires ? Pourquoi, étrangement, les plus
actifs volent-ils au secours de ceux qui dévalorisent leur profession ? On
mesure là les dégâts que cause le corporatisme.
Encore
plus difficile à cerner : le travail fait à la maison par les enseignants.
Il s’agit des corrections de copies (tous les enseignants ne sont pas dans ce
cas !), de la préparation de cours, de devoirs, d’évaluations, le suivi de
formations… Selon les déclarations qu’ils font aux organisations syndicales, ce
temps serait plus conséquent que le temps passé en classe devant les élèves.
Les contribuables espèrent que c’est le cas : entre 648 et 1607 heures, la
marge est grande !
Pour aller plus loin, l’obstacle est d’abord
culturel
Dans toute fonction publique, le contrôle du temps de
travail des acteurs relève de leur responsable de proximité. Pour les
enseignants, jusqu’à présent, nul n’a osé soulever cette question taboue, pas
même les chefs d’établissement, sauf pour la part formelle de présence devant une classe !
Et
pourtant aujourd’hui, dans les fonctions publiques, une partie du travail peut s’exercer
à domicile ; cela se banalise. La réglementation le permet et beaucoup
d’administrations l’encouragent, même lorsque les activités ne se laissent pas facilement
décomposer en une série de micro-tâches repérables. Le management de
proximité permet de codéfinir ce qui est attendu. L’obstacle à ces pratiques est donc
seulement culturel.
Pour
en arriver à une organisation plus explicite et transparente du temps de
travail des enseignants, il faudrait d’abord le vouloir et que la corporation,
pour qui le temps mesure le principal avantage acquis, l’accepte. Simple question
d’éthique professionnelle ?
Pourtant, ce
moment devra venir. C’est le prix à payer par le milieu pédagogique français s'il veut ralentir le désamour dont il est l’objet, le faire cesser, voire l’inverser.
Bien
sûr, une mesure comme l’annualisation des services est lourde de conséquences, mais
ne suffira pas à elle seule ; elle devra être accompagnée d’autres. Néanmoins,
elle enverrait un signal positif très fort à la société civile et aux
contribuables.
La reconquête de l‘opinion publique passe par des évolutions visibles par la société civile, dans les pratiques et les attitudes collectives des enseignants.
La reconquête de l‘opinion publique passe par des évolutions visibles par la société civile, dans les pratiques et les attitudes collectives des enseignants.
Pour
faire cesser le désamour de l’École, c’est donc à la corporation de s’emparer enfin
de ce sujet tabou jusque là et de prendre collectivement ses responsabilités.